
Une IA française est-elle possible ?
La question est plus pertinente que résolue : une IA française dépend moins de l’autarcie technologique que de capacités souveraines intégrées (infrastructures, talents, gouvernance) couplées à une acceptation lucide de l’interdépendance mondiale.
Une IA à la française est-elle possible ? Enjeux stratégiques et défis de souveraineté
L’émergence d’une intelligence artificielle véritablement française représente bien plus qu’un enjeu technologique : c’est une question de souveraineté industrielle, de capacités critiques et de volonté politique. Cet article examine les conditions concrètes d’une IA à la française en interrogeant l’infrastructure physique disponible, les acteurs industriels majeurs, la dépendance technologique et les ressources humaines requises.
L’infrastructure de calcul : une opportunité en construction
La localisation de data centers et de centres de calcul haute performance constitue la fondation physique de toute stratégie IA. La France s’est dotée d’une stratégie ambitieuse en ce domaine. Le gouvernement a identifié 35 sites répartis sur neuf régions destinés à accueillir des infrastructures de calcul dédiées à l’IA, couvrant une surface totale de 1 200 hectares environ. Ces emplacements offrent des raccordements électriques totalisant potentiellement 1 GW à l’horizon 2027, permettant l’accueil de supercalculateurs de très haute puissance.
EDF a lancé en mars 2025 deux appels à manifestations d’intérêt offrant trois sites préparés à l’accueil de centres de données de grande puissance, situés notamment à Montereau-Vallée-de-la-Seine, à La Maxe et Richemont en Moselle. Huit nouveaux data centers sont attendus dans les Hauts-de-France, avec certains prévus dès 2025 et d’autres à l’horizon 2030. Cette décentralisation régionale reflète une stratégie d’équilibre territorial tout en s’appuyant sur l’avantage comparatif français : l’électricité nucléaire stable et décarbonée.
La capacité prévue en data centers d’IA en France devrait dépasser 3 gigawatts, ce qui représente environ 30 fois la capacité actuelle existante. Cependant, cette dynamique ne suffit pas à garantir l’autonomie. L’Europe ne maîtrise ni la production des GPU ni leur chaîne d’approvisionnement, une seule usine de TSMC à Taïwan fabriquant ces puces critiques et, en 2024, Google, Meta et Amazon ont capté trois quarts de la production mondiale.
Mistral AI : une belle vitrine, mais des racines complexes
Mistral AIincarne le champion français de l’IA générative. Fondée en 2023 par d’anciens chercheurs de Google DeepMind et de Meta, Mistral a réalisé trois levées de fonds successives totalisant plus d’un milliard d’euros au cours de sa première année, sa dernière levée en septembre 2025 la valorisant à plus de onze milliards d’euros. Le cofondateur et PDG Arthur Mensch, ainsi que ses deux partenaires, ont chacun une fortune nette supérieure à 1 milliard de dollars après cette ronde de financement valorisant l’entreprise à 11,7 milliards d’euros.
La nationalité de Mistral mérite un examen attentif. Le critère du siège social place l’entreprise clairement en France : Mistral AI est une société par actions simplifiée au capital de 19 189 euros, immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de Paris (952 418 325), avec un siège social situé au 15 rue des Halles, 75001 Paris (page Pappers).
La composition du capital, en revanche, révèle une réalité plus nuancée. Parmi les investisseurs figurent Lightspeed Venture Partners (fonds américain), DST Global (Fonds VC/investissement (héritage russe-israélien), Andreessen Horowitz (firme américaine) et l’investisseur d’État français Bpifrance. Plus significativement, en septembre 2025, ASML, le géant néerlandais des machines de gravure de semi-conducteurs, a investi 1,3 milliard d’euros pour devenir le principal actionnaire de Mistral avec environ 11 % du capital, et a obtenu un siège au comité stratégique. Cette participation d’une entreprise européenne majeure, bien que non française, renforce paradoxalement les ambitions européennes tout en diluant la nationalité française au sens capitalistique.
Mistral demeure néanmoins une IA française au sens du contrôle opérationnel et du siège social, mais elle illustre la nature transfrontalière du financement technologique contemporain.
Les trois ressources technologiques critiques : une dépendance inquiétante
La production d’une véritable IA à la française bute sur trois ressources technologiques critiques que la France ne maîtrise pas : les GPU, la mémoire HBM et les outils de conception de puces.
Les GPU d’intelligence artificielle. NVIDIA fournit actuellement 98 % des GPU pour datacenters présents sur le marché, après le succès de ses GPU H100 et H200 ayant cumulé 2 millions d’exemplaires vendus en 2024. Alors que la France et l’Union européenne envisagent des déploiements massifs d’infrastructures de calcul, Google et Meta ont déjà réservé un tiers des puces que NVIDIA peut produire cette année. Cette concentration crée une vulnérabilité stratégique majeure.
La mémoire HBM (High Bandwidth Memory). Les revenus pour la mémoire HBM devraient atteindre 21 milliards de dollars en 2025, soutenus par des investissements massifs des fournisseurs, et d’ici 2026, plus de 40 % des puces HBM devraient être utilisées pour les charges de travail d’inférence IA. Cette composante critique n’est pas produite en France.
Les outils de conception et de gravure. ASML monopolise les machines de gravure ultraperformantes nécessaires à la fabrication de puces avancées. Pour briser la dépendance européenne aux GPU, l’Europe doit investir dans des architectures matérielles alternatives, comme les IPU britanniques de Graphcore ou les OPU françaises de la startup LightOn exploitant la lumière pour exécuter les calculs matriciels, mais ces technologies demeurent émergentes.
La France ne peut rivaliser sur le plan de l’accès brut car elle accède aux GPU via les hyperscalers (AWS, Google, Meta) ou par des partenariats coûteux. Cette dépendance structurelle invalide partiellement toute notion d’IA totalement française, bien qu’elle soit commune à tous les acteurs européens. Ainsi, une stratégie alternative émerge : développer des capacités de calcul spécialisées, investir dans des architectures matérielles alternatives (comme les technologies photoniques), et construire une excellence en logiciel et en algorithmes où la France et l’Europe possèdent des atouts.
Les compétences : construction accélérée d’un vivier de talents
La métamorphose des compétences requises pour une IA française dessine des opportunités majeures de formation et de reconversion professionnelle. En 2025, 85% des métiers nécessiteront des compétences en IA, et le gouvernement français soutient activement la formation en IA à travers des programmes comme LaborIA et l’intégration d’un parcours de formation obligatoire en IA dès le collège.
Les métiers émergents se structurent autour de plusieurs axes. L’intégrateur en intelligence artificielle crée des applications et des interfaces, intègre et assure la maintenance des systèmes d’IA, un rôle que de nombreux développeurs informatiques occupent désormais. Le data scientist, au métier central, récolte, gère et analyse les données, et son salaire moyen s’élève à environ 4 500 euros bruts par mois.
Les métiers plus spécialisés et émergents incluent l’AI Safety Engineer testant les limites des IA en conditions extrêmes, le responsable de l’éthique IA garantissant un développement responsable, et le prompt engineer maîtrisant les interfaces de dialogage avec les modèles génératifs. Le chef de projet chatbot transforme des interfaces de messagerie en véritables agents conversationnels intelligents, tandis que le concepteur de personnalités d’IA, ou Psydesigner, donne « vie » aux intelligences artificielles conversationnelles en façonnant leur voix et identité.
Le nombre de professionnels formés à l’IA a été multiplié par 6 en France depuis 2016, et l’acculturation reste un défi majeur, avec des initiatives comme celle de La Poste ayant sensibilisé 70 000 salariés à date.
Cependant, une tension structurelle persiste : les métiers émergents requièrent des compétences rares et hautement qualifiées (data scientists, ingénieurs IA, spécialistes en sécurité IA), tandis que l’acculturation massive à l’IA doit toucher tous les salariés, créant une dualité entre expertise d’élite et compétences transversales diffuses.
Bacs à sable réglementaires et innovation
En France, la Loi Datacenters 2025 et les bacs à sable réglementaires français structurent juridiquement cette “IA à la française”.
La Loi Datacenters 2025 marque une rupture stratégique : les centres de données critiques pour l’IA peuvent être classés comme Projets d’Intérêt National Majeur (PINM), bénéficiant de procédures administratives accélérées et d’une gestion centralisée par l’État.
La France s’appuie sur un socle juridique préexistant : le RGPD encadre les données personnelles utilisées par des systèmes d’IA, tandis que la stratégie nationale pour l’IA soutient activement les usages économiques.
L’AI Act établit des espaces d’expérimentation régulés destinés aux start-ups et PME, permettant un développement souple des projets tout en limitant les risques de non-conformité, sans compromis sur la sécurité et la transparence.
Cette architecture composite – régulation européenne harmonisée couplée à des mesures françaises d’accélération infrastructurelle – crée un cadre propice à une innovation responsable tout en préservant les marges stratégiques nationales pour les investissements critiques.
Conclusion : une souveraineté partielle, réaliste et progressive
Une IA véritablement française n’est possible que dans une acception restreinte et réaliste. Sur le plan infrastructurel, la France bâtit des capacités de calcul souveraines respectables, s’appuyant sur son mix énergétique nucléaire décarbonisé. Sur le plan entrepreneurial, Mistral AI symbolise un champion européen de classe mondiale, bien que son capital soit internationalisé notamment par l’entrée d’ASML.
Sur le plan technologique, en revanche, la France demeure structurellement dépendante de fournisseurs extérieurs pour les trois ressources critiques : GPU, mémoire HBM et outils de gravure. Cette dépendance est partagée par l’Europe entière, imposant une logique de souveraineté collective plutôt que nationale, et exigeant une action coordonnée au niveau de l’Union.
Les compétences constituent le levier d’action le plus accessible et le plus durable. La France investit massivement dans la formation, créant un vivier de talents capable de rivaliser avec les meilleurs écosystèmes mondiaux. Cette stratégie permet à la France de transformer son IA en avantage compétitif opérationnel plutôt que technologique pur. L’acculturation à l’IA doit transcender les seules élites pour irriguer l’ensemble de l’économie, un défi de transformation sociétale majeur.
Une IA à la française est donc possible, non comme une autarcie technologique irréaliste, mais comme une capacité d’innovation souveraine s’appuyant sur des infrastructures maîtrisées, des talents formés, une gouvernance responsable et une acceptation lucide de l’interdépendance technologique mondiale. C’est une vision d’autonomie stratégique plutôt que d’indépendance absolue, cohérente avec l’approche européenne émergente.
Sources
- IA : le gouvernement annonce que 35 sites sont “prêts à l’emploi” en France pour des data centers — Maddyness, 7 février 2025. Annonce officielle de Clara Chappaz sur les 35 sites totalisant 1 200 hectares en neuf régions.
- AI firm Mistral valued at $14 billion as chip giant ASML takes major stake — CNBC, 9 septembre 2025.
- NVIDIA Data Center GPUs Explained: From A100 to B200 and Beyond — BentoML, 2025.
- 85% des métiers de 2030 n’existent pas encore: vers quelles formations se tourner ? — L’Express Éducation, 3 juin 2025.
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